Chapitre 13
Quatre corps inertes s’enfonçaient en tournoyant dans l’obscurité. Toute conscience avait disparu et le froid de l’oubli attirait les corps vers le puits sans fond de l’inexistence. Cernés par les échos lamentables d’un silence rugissant, ils finirent par sombrer dans les flots rouges et gonflés d’un océan amer et ténébreux qui lentement les engloutit. Semblait-il à jamais.
Après ce qui parut une éternité, la mer se retira, les abandonnant sur une grève aride et froide, épaves laissées par le courant de la Vie, de l’Univers et du Reste.
Des spasmes glacés les secouaient, des lumières dansaient vertigineusement autour d’eux. La grève aride et froide tourna et bascula pour s’immobiliser enfin. Sombre était son éclat : c’était une grève aride et froide mais impeccablement polie.
Une buée verte considérait les corps avec une certaine désapprobation.
Elle toussota.
— Bonsoir, madame et messieurs, dit-elle. Avez-vous réservé ?
La conscience de Ford Prefect lui revint comme un élastique : en lui cinglant la cervelle. Il leva des yeux embrumés vers la buée verte :
— Réservé ? énonça-t-il d’une voix faible.
— Oui monsieur, confirma la buée verte.
— On a besoin de réserver pour l’autre monde ?
Pour autant qu’une buée verte pût hausser avec dédain le sourcil, c’est effectivement ce qu’elle fit.
— L’autre monde, monsieur ?
Arthur Dent essayait de reprendre conscience comme on essaie de récupérer une savonnette dans son bain. Il balbutia :
— Serait-ce l’autre monde ?
— Eh bien, je le suppose, dit Ford Prefect, tout en essayant de repérer le haut du bas.
Partant de la théorie que le haut devait se trouver dans la direction opposée à la grève aride et froide sur laquelle il gisait, il tituba pour se remettre sur ce qu’il espérait être bien ses pieds.
— Je veux dire (il oscillait doucement), il est hors de question qu’on ait pu survivre à une telle déflagration, non ?
— Non, marmonna Arthur.
Il était parvenu à se hausser sur les coudes mais ça n’avait pas semblé améliorer les choses. Il se laissa retomber.
— Non, dit à son tour Trillian en se levant. C’est hors de question.
Un sourd et rauque gargouillis émana du sol : Zaphod Beeblebrox qui essayait de parler.
— Je n’ai certainement pas survécu, gargouilla-t-il. De toute façon, j’étais un mec fini. Pof ! Terminé !
— Ouais, eh ben merci pour nous, observa Ford. On n’avait pas une chance : on a dû se faire littéralement pulvériser. Des bras et des jambes dans tous les coins.
— Mouais, dit Zaphod, en se redressant avec bruit.
— Si ces messieurs-dame désirent commander un apéritif, intervint la buée verte qui flottait avec quelque impatience auprès d’eux.
— Tchac, plouf ! continuait Zaphod. « Instantanément réduits à l’état de simples molécules. Dis donc, Ford », lança-t-il quand il eut identifié l’un des nuages qui se condensaient lentement autour de lui, « est-ce que t’as eu droit aussi au truc de toute ta vie qui défile devant toi ?
— Comment, toi aussi ? Et toute ta vie ?
— Ouais. Enfin, je suppose que c’était bien la mienne. J’ai passé un temps fou à côté de mes pompes, tu sais.
Il s’arrêta pour considérer son environnement, toutes ces formes qui enfin commençaient à prendre forme au lieu de ne former que de vagues formes informes et floues.
— Alors… continua-t-il.
— Alors quoi ? dit Ford.
— Alors nous voilà, hésita Zaphod, étendus, morts…
— Debout ! rectifia Trillian.
— Euh… morts debout, dans ce lugubre…
— Restaurant », dit Arthur Dent qui s’était enfin levé et pouvait à présent (à sa grande surprise) voir distinctement. C’est-à-dire, la chose qui le surprenait n’était pas qu’il pût voir, mais bien ce qu’il pouvait voir.
— Et nous voilà, poursuivait Zaphod, imperturbable, morts debout dans ce lugubre…
— … restaurant…, dit Zaphod.
— … cinq étoiles, conclut Trillian.
— Bizarre, non ? observa Ford.
— Euh, ouais.
— Jolis lustres, quand même, dit Trillian.
Ils s’entre-regardèrent, abasourdis.
— Ce n’est pas tout à fait l’autre monde, dit Arthur. Je dirais plutôt que c’est un monde… autre.
Les lustres étaient à vrai dire passablement clinquants. Quant au plafond bas et voûté où ils étaient accrochés, jamais, dans un Univers idéal, on ne l’aurait peint de cet étrange et profond bleu turquoise – ou en tout cas, on ne l’aurait pas ainsi souligné par des éclairages indirects. Mais il ne s’agissait pas en l’occurrence d’un Univers idéal – comme devait le prouver ultérieurement le motif (à vous faire loucher) dessiné sur le sol incrusté de marbre, ainsi que la manière dont avait été confectionné le devant du bar à comptoir de marbre et long de quatre-vingts mètres. Le devant du bar à comptoir de marbre et long de quatre-vingts mètres avait en effet été confectionné en cousant ensemble pas loin de vingt mille peaux de lézards graphiques d’Antarès – nonobstant le fait que les vingt mille lézards en question en auraient eu besoin pour habiller leurs intérieurs.
Quelques créatures élégamment vêtues étaient négligemment appuyées au bar ou bien se relaxaient au fond des somptueux vibrofauteuils déployés ça et là près du bar. Un jeune officier Vl’Urgh accompagné de sa verte et bouillante épouse franchit les hautes portes de verre fumé, tout au bout du bar, révélant au-delà l’aveuglante lumière de la salle principale du restaurant.
Derrière Arthur, une grande baie vitrée était fermée par un rideau. Soulevant le coin de celui-ci, Arthur découvrit un paysage aride et désolé, gris, morne et grêlé, un paysage qui en temps normal lui aurait flanqué une trouille bleue. Les temps toutefois n’étaient en rien normaux car la chose qui lui glaça le sang et lui hérissa la peau du dos jusqu’au sommet du crâne, c’était le ciel. Le ciel était…
Un larbin vint poliment remettre en place le rideau.
— Chaque chose en son temps, monsieur, dit-il.
Un éclair traversa soudain le regard de Zaphod.
— Eh, attendez un brin, les macchabées ! Dites voir, j’ai comme l’impression qu’un détail ultra-important nous échappe. Quelque chose que quelqu’un nous a dit et qu’on aura manqué.
Arthur était considérablement soulagé d’avoir eu l’attention détournée du spectacle qu’il venait d’entrevoir.
— Moi, j’ai dit que c’était plutôt un monde…
— Ouais, bon et vous vous en plaignez ? dit Zaphod. Ford ?
— Moi, j’ai dit que c’était bizarre…
— Ouais. Observation perspicace mais sans aucun intérêt. Peut-être que…
— Peut-être…», l’interrompit la buée verte qui venait à l’instant de se matérialiser sous la forme d’un petit serveur tout vert et ratatiné en livrée sombre, « peut-être voudrez-vous discuter de tout ceci derrière un apéritif…
— Un apéritif ! s’écria Zaphod. Voilà ! Vous voyez ce qu’on peut rater, faute d’attention !
— Effectivement, monsieur, dit sur un ton patient le serveur. Si madame et ces messieurs désirent prendre un apéritif avant le dîner…
— Le dîner ! s’exclama Zaphod avec passion. Écoutez, mon petit bonhomme vert, rien qu’à cette idée, je sens mon estomac prêt à vous raccompagner et vous faire un câlin toute la nuit.
— … et ensuite », poursuivit le serveur, bien décidé à ne pas se laisser détourner de sa route, « l’Univers pourra tranquillement exploser pour votre plaisir.
La tête de Ford se tourna lentement. Quand il parla, ce fut avec un profond respect :
— Woah ! Et quel genre d’apéro vous servez dans le coin ?
Le serveur rit d’un rire de petit serveur poli.
— Ah ! dit-il. Je crains que monsieur ne m’ait sans doute pas compris.
— Oh ! j’espère bien que non, haleta Ford.
Le serveur toussota d’une toux de petit serveur poli.
— Il n’est pas rare que nos clients se sentent quelque peu désorientés par le voyage temporel, expliqua-t-il ; aussi me permettrai-je de vous suggérer…
— Le voyage temporel ? dit Zaphod.
— Le voyage temporel ? dit Ford.
— Le voyage temporel ? dit Trillian.
— Vous voulez dire qu’on n’est pas dans l’autre monde ? dit Arthur.
Le serveur sourit d’un sourire de petit serveur poli. Il avait pratiquement épuisé son répertoire de petit serveur poli et n’allait pas tarder à retrouver son rôle de petit serveur sarcastique et passablement collet monté.
— L’autre monde, monsieur ? Non monsieur.
— Alors, nous ne sommes pas morts ? insista Arthur.
Le serveur pinça les lèvres.
— Ha ha ! dit-il. Monsieur est à l’évidence bien vivant, sinon je ne tenterais pas de servir monsieur.
Dans un geste extraordinaire qu’il serait vain de vouloir décrire, Zaphod Beeblebrox se frappa les deux fronts du plat de la main tandis que de la troisième il se claquait la cuisse.
— Hé ! les gars, vous savez quoi ? C’est dingue ! On y est arrivés ! On a fini par arriver là où on voulait aller. À Milliways.
— Milliways ? dit Ford.
— Effectivement monsieur, confirma le serveur, avec des tombereaux de patience. Vous êtes bien à Milliways. Le Dernier Restaurant avant la Fin du Monde.
— Avant quoi ? dit Arthur.
— La Fin du Monde, répéta le serveur d’une voix claire et inutilement articulée.
— Et c’est pour quand ? s’enquit Arthur.
— D’ici quelques minutes, tout au plus, dit le serveur.
Il prit une profonde inspiration. Il n’en avait pas vraiment besoin puisque son corps recevait le mélange gazeux requis pour sa survie par l’intermédiaire d’un petit injecteur plaqué contre sa jambe. Mais il est malgré tout des circonstances où, quel que soit votre métabolisme, il faut que vous preniez une profonde inspiration.
— À présent, si vous voulez bien commander vos apéritifs, je pourrai enfin vous conduire à votre table.
Deux sourires béats s’épanouirent sur les traits de Zaphod qui se rua vers le bar pour le dévaliser à moitié.